Se connecter
Amaury Laurent Bernier nous a accordé une belle interview pour la musique de la comédie ‘‘TWO TO ONE’’, co-composée avec Hannah von Hübbenet…
05 août 2025 - 16:08
Comme nous l’avions souligné, la musique des comédies, ou des parodies, nous ont assez souvent déçues - même si le mot parait un peu fort - parce que le sujet imposait des figures de styles, des environnements sonores très spécifiques et ‘assimilables’ par le spectateur.
Sur ‘‘TWO TO ONE’’, Amaury Laurent Bernier et sa comparse nous invitent à découvrir un score original et parfois réellement étonnant.
…
Comment t’es-tu retrouvé, Amaury, à composer la musique de cette comédie ?
Amaury Laurent Bernier : Je n’étais pas du tout prévu sur le projet, à la base.
C’est Hannah (Hannah von Hübbenet) qui devait en signer la musique. Aprés avoir fait la spotting session avec la real, elle s’est rendue compte qu’elle avait besoin de quelqu’un d’externe (de préférence multi-instrumentiste) pour l’aider à produire le score, car elle cherchait une couleur à la fois moderne et organique. C’est là qu’elle m’a proposé d’intervenir.
Et puis, les choses ont un peu dévié : j’ai commencé à proposer moi-même des thèmes, on a passé quelques jours à composer ensemble dans mon studio à Hambourg, avant de continuer à distance en s’envoyant nos idées. Avec le temps, les délais de ses autres projets ont pris le dessus, et j’ai finalement repris le relais pour terminer l’ensemble du score.
On sait que tu apprécies les beaux développements, l’orchestration recherchée et élégante... comment as-tu travaillé sur ce score-ci ? Certains passages, à l’instar de « Der Diplomat » ou « Wie die Mäuse unterm Brennglas », sont absolument parfaits et nous ravissent !
Amaury Laurent Bernier : Merci ! C’est gentil à entendre. Comme je le disais, c’est un score qui s’est construit à deux voix, dans un premier temps. Certains morceaux ont donc une double origine, ce qui explique peut-être aussi la diversité du ton.
« Der Diplomat », par exemple, était à l’origine quelque chose de beaucoup plus expérimental. L’idée d’ajouter une batterie jazz un peu old school est venue après coup, pour arrondir les angles, rendre le tout plus accessible, tout en gardant ce clin d’œil aux grandes comédies orchestrées des années 60–70, que j’adore.
« Wie die Mäuse... » est, je crois, le tout premier morceau qu’on a travaillé ensemble avec Hannah, dans mon studio. C’était une de ses idées, très minimaliste au départ, et j’y ai apporté des petits éléments de texture acoustique, jusqu’à trouver cet équilibre entre ironie et tendresse.
Quand on doit composer sur une comédie, y a-t-il des figures imposées, ce qu’on nomme des figures de styles ; qu’on se doit de retrouver afin de coller à l’image, ou au contraire de s’en éloigner, afin d’interpeller le spectateur, prendre en quelque sorte le contre-pied des péripéties ?
Amaury Laurent Bernier : Personnellement - et on en avait déjà parlé -, je suis un grand fan du sous- texte. Ce qui se joue derrière les dialogues, ce que les personnages ressentent, ce qui n’est pas montré mais bel et bien présent.
Et ça, que ce soit une comédie ou un drame, pour moi, la musique doit d’abord servir cette couche invisible de l’histoire. Bien sûr, elle peut soutenir l’image, mais son vrai pouvoir est ailleurs. Soutenir le sous-texte, en musique, ça peut aussi vouloir dire aller à contre-courant de ce qu’on voit.
Par exemple, Vladimir Cosma, pour Le Grand Blond, a eu cette idée brillante de détourner les codes de James Bond... mais à la flûte de pan et au cimbalum ! Ce n’est évidemment pas ce qu’on attendait d’un score de comédie à l’époque, et c’est justement ça qui le rend inoubliable.
Mais attention, tous les réalisateurs ou producteurs ne sont pas toujours d’accord avec ce genre de choix. On peut défendre nos idées, argumenter, mais il faut aussi savoir s’adapter à d’autres sensibilités. C’est le jeu de la collaboration.
Tu as dit aimer les ‘scores classiques’, ceux des Henri Mancini ou Vladimir Cosma par exemple... L’ambiance musicale du film est très mélodique, mais surtout éclectique (osons le mot), se renouvelant sans cesse et assumant son caractère parfois rétro (et nostalgique), parfois moderne ! De la sorte le score nous propose des thèmes immédiatement accessibles - aux motifs délicats - et qui n’hésitent pas à jouer sur les rythmes, à nous promener dans un univers riche et original.
Amaury Laurent Bernier : Le côté très éclectique vient en partie du fait qu’on a dû réécrire plusieurs passages du score... parfois à quelques jours du mix final ! Composer dans l’urgence, avec un planning qui se resserre, ça fait partie du métier, et ça peut parfois générer des idées inattendues. Nous avions un budget très réduit, ce qui a orienté dès le départ notre approche. On a donc choisi une esthétique plus DIY, et décidé de tout jouer nous-mêmes. Pas par frustration, au contraire : ça nous a permis beaucoup d’inventivité.
Peux-tu nous parler de l’enregistrement ? De combien de temps as-tu bénéficié et s’agissait-il d’un budget raisonnable, entre la composition, les musiciens, le mixage ?
Amaury Laurent Bernier : Les enregistrements se sont faits en deux endroits : chez Hannah pour les violons et le piano, et chez moi pour le reste.
Au final, j’ai passé bien plus de temps à produire et à polir les morceaux qu’à les enregistrer. On a eu quelques jours pour capturer un gros tas d’idées - un vrai fatras créatif - qu’on a ensuite découpé, réorganisé, et disséminé un peu partout dans le film.
J’ai aussi beaucoup expérimenté : j’ai fait passer des instruments dits « classiques » dans des pédales de guitare, un processus que je continue d’explorer depuis. C’était vraiment passionnant à faire.
Tout a été enregistré à deux, sans musiciens extérieurs, et je me suis aussi occupé du mixage. Un travail à petite échelle, mais très libre et très personnel.
Une question plus générale si tu veux bien... Tu as collaboré avec Hannah von Hübbenet qui est une amie ; quel est ton sentiment par rapport à la place de la femme dans ce milieu musical très fermé ? On entend encore des hérésies mettant en avant la ‘musique écrite par des femmes’ et ‘celle des hommes’... en soulignant les différences (ce qu’on croit être des différences), ne joue-t-on pas justement le jeu de ceux qui ‘minimisent’ ou considèrent comme inférieure la composition féminine ?
Amaury Laurent Bernier : Je trouve qu’on voit de plus en plus de compositrices émerger, en tout cas ici en Allemagne, ces dernières années. Elles restent une minorité, certes, mais une minorité tout aussi talentueuse que leurs homologues masculins.
Moi, la question du genre m’a toujours un peu agacé : ce n’est pas parce qu’on est une femme qu’on ne peut pas monter un meuble, ou parce qu’on est un homme qu’on ne peut pas coudre. C’est absurde, non ?
Malheureusement, notre métier reste encore très majoritairement masculin, avec tout ce que cela implique : du sexisme, parfois très frontal, et du racisme aussi, qui n’est pas moins présent. Mais j’ai quand même le sentiment que les choses évoluent, doucement mais sûrement. Les mentalités changent, il y a davantage de vigilance, d’ouverture, et c’est tant mieux.

La dématérialisation, la place trop prépondérante des plateformes... comment vois-tu l’avenir et les évolutions du métier de compositeur ? Le talent de l’artiste, sa créativité, même la question relative aux droits d’auteur, sont des choses qui viennent à présent en arrière-plan ; tout semble se coordonner en fonction du nom du diffuseur, de la plateforme et d’une question de rentabilité...
Amaury Laurent Bernier : Le métier évolue énormément, c’est indéniable. Les plateformes de streaming ont transformé le rapport au contenu, et donc aussi à la musique de film. Il faut aller plus vite, coller à des formats, répondre à des attentes très précises, parfois dictées plus par l’algorithme que par une vraie vision artistique.
Mais comme toujours : quand on gagne quelque chose d’un côté, on perd de l’autre. Je trouve formidable d’avoir accès à une telle richesse de contenus aujourd’hui, mais en même temps... on devient un peu des enfants gâtés. On prend tout pour acquis , et à force de consommer sans effort, la valeur perçue baisse, y compris celle de la musique, du travail créatif, ou de la narration.
Cela dit, je remarque aussi un vrai retour vers l’objet, ce qui me réjouit. De plus en plus de gens s’attachent à des choses tangibles : vinyles, cassettes... Il y a un besoin de matérialité, de rituel, de lien. C’est peut-être une réponse instinctive à l’ultra-dématérialisation. Et quelque part, c’est plutôt rassurant.
Mais ce qui m’inquiète davantage aujourd’hui, ce n’est pas tant les plateformes que deux choses : la place croissante de la politique dans la culture, et celle de l’intelligence artificielle dans la création.
Tellement de projets ont été annulés ces derniers mois alors que les histoires étaient fortes, nécessaires, simplement parce qu’ils étaient jugés trop critiques.
Les comédies, c’est bien, et il en faut. Mais on a vu une vraie limitation dans l’allocation des fonds à des projets plus audacieux, plus originaux. Il ne faudrait pas que ça devienne une habitude. La culture ne peut pas être uniquement un espace de confort.
Quant à l’IA, c’est un outil très utile dans la vie quotidienne, la médecine, l’administratif. Mais dans un processus artistique ? Non. Créer, c’est chercher. Parfois c’est difficile, mais c’est justement cette difficulté qui rend la création précieuse. Ce n’est pas un moment qu’on devrait automatiser sous prétexte de fatigue ou de manque de temps.
Et puis... au fond, tout ça donne aussi un peu l’impression d’un vent de fin de cycle. Une sorte de fin du capitalisme tel qu’on l’a connu. On s’en rapproche, doucement mais sûrement.
Et ce n’est peut-être pas plus mal. Tout cycle doit, un jour ou l’autre, se terminer.
Tu as un album en préparation pour la fin de l’année, que peux-tu nous en dire ?
Amaury Laurent Bernier : Oui, il s’appelle Polaroid Revolt et il sortira à l’automne chez Quixote Rpm. Je suis heureux de collaborer avec ce label : indépendant, certes petit par la structure, mais immense par la qualité humaine, et par son engagement sincère envers les artistes indépendants et originaux. Ça fait du bien, aujourd’hui, de travailler avec des gens qui croient encore à la musique comme geste libre, pas comme produit formaté.
C’est sans doute mon disque le plus personnel. Une sorte de soundtrack de ma vie, avec tout ce que ça implique de contradictions, de mouvements intérieurs, de tensions entre tendresse et révolte.
Musicalement, c’est très hybride : du songwriting très 70s, des couleurs cinématiques parfois classiques, parfois plus Soul, (avec un petit clin d’œil caché à Bernard Herrmann dans les arrangements cuivres d’un des titres), de la pop, du rock, du lo-fi, de l’indie, et même des passages plus expérimentaux. Je ne me suis fixé aucune limite.
C’est aussi un album engagé, au sens large. Il y a une critique de la société, mais aussi de certains milieux - disons-le - de l’industrie du disque ou du cinéma. Pas dans une logique de règlement de comptes, mais plutôt comme un constat lucide, parfois désabusé, parfois ironique.
J’ai pensé ce disque comme une mosaïque d’instants. L’artwork est d’ailleurs construit à partir de Polaroids que je prends depuis plusieurs années : des détails de la ville, de la vie, des objets, des textures... et surtout énormément de métaphores visuelles.
Chaque morceau est comme une image : un souvenir, un instant, une scène à demi floue qu’on aurait envie de retenir.
Nous préparons une édition vinyle éco-responsable, avec un vrai soin apporté à l’objet : pochette en carton recyclé, Polaroids originaux à l’intérieur, cartes postales manuscrites... J’ai envie que ce disque existe hors du flux, qu’on puisse le garder, le toucher, le transmettre.
Pour conclure, tu as des musiques de films sur lesquelles tu travailles... des films d’animation peut-être ?
Amaury Laurent Bernier : Plus ou moins... cette année a été assez particulière. J’avais quatre films en préparation qui ont tous été annulés, parfois pour des raisons un peu obscures.
Cette pause forcée m’a donné l’occasion de revenir à l’essentiel. Après avoir remporté deux prix majeurs pour deux scores différents, se retrouver soudain sans projets importants, c’était un peu surréaliste.
J’ai continué à faire de la musique pour des courts étudiants et des projets caritatifs, mais j’ai surtout ressenti le besoin de créer quelque chose de personnel, pour rester sain d’esprit, honnêtement. C’est en partie pour ça que j’ai fait cet album, un projet intime qui me tient à cœur.
En ce moment, j’aide une réalisatrice à terminer son documentaire, je viens de finir le mixage des morceaux de l’album, et je travaille aussi sur le pilote d’une petite série animée.
Mais tu sais, dans ce métier, tout peut basculer très vite. On peut ne rien avoir pendant plusieurs mois, puis soudainement se retrouver avec trois gros projets en même temps.
Merci infiniment à Amaury pour sa disponibilité et sa gentillesse. Nous aurons l’occasion de revenir sur son actualité à venir avec cet album qui doit sortir cet automne, Polaroid Revolt !
Sylvain Ménard, août 2025
