David-Emmanuel : Le ronroco vous est personnel à un tel point, qu’il est devenu indissociable de votre musique. Comment s'est créée cette connexion spirituelle avec cet instrument et comment a t'il définit votre identité en tant qu’artiste ?
Gustavo Santaolalla : La question de l'identité a toujours été présente dans mon travail, et ce, dès mon plus jeune âge. Mon premier contact avec la guitare en général a commencé à l'âge de cinq ans. J'ai suivi des cours particuliers jusqu’à mes 10 ans mais je n'ai jamais réussi à maîtriser l'aspect académique de la musique, donc je n'ai jamais vraiment appris à lire ni à écrire une partition. À un moment donné, ma prof a lâché l’affaire... C'est alors que j'ai commencé à écrire mes premières chansons. A l'époque, la musique folklorique argentine était très populaire. J'ai donc appris à chanter des sambas argentines mais aussi à jouer du chacarera avant de former un petit groupe folklorique de samba. Chez moi, j'écoutais toutes sortes de musiques : du classique, du tango, du folk, mais aussi de la musique nord-américaine comme le jazz ou de la pop - Sinatra, Bing Crosby et Paul Mary, etc. Je me suis d'abord intéressé au rock d'Elvis Presley. Puis les Beatles sont arrivés sur le devant de la scène… C’est là j’ai su ce que je voulais faire. Comme j’avais étudié dans une école primaire britannique, j’ai pu écrire des chansons en anglais dans le style des Beatles. Mais j'ai très vite ressenti ce besoin de chanter dans ma langue. Alors, j’ai écrit quelques chansons en espagnol. Mais cette question d’identité m’a poussé à aussi jouer dans ma langue.
Et puis l’idée d’un mélange est venue grâce à mon background folklorique : j’ai trouvé que le côté primitif de certaines musiques folkloriques, ethniques s'accordait bien avec le côté primitif du rock. Et pour cela, j'ai beaucoup été très critiqué par le rock establishment qui considérait que « jouer de la chacarera ou de la quena avec une guitare électrique, ça n’est pas du rock ! ». Mais le temps m'a donné raison !
A l’adolescence, mes parents m'ont offert un charango, un instrument originaire des Andes, du nord de l'Argentine. J'ai commencé à l’intégrer dans beaucoup de mes compositions après avoir signé mon premier contrat d'enregistrement à mes 16 ans. Puis je suis parti vivre aux Etats-Unis… A chaque fois que je retournais en Argentine, je m’arrêtais dans un magasin de musique pour voir s'ils avaient quelque chose de nouveau. Un jour, j'ai vu ce gros charango, bien plus grand que les autres : c’était un ronroco. Je l'ai pris, j’ai juste gratté un peu dessus… Et il y a eu cette connexion inexplicable ! Ça m'a immédiatement touché. Bien que les deux instruments soient liés, le son est tout simplement très différent : il possède les mêmes intervalles mais une tonalité beaucoup plus grave. C’est un phénomène qui est dû à la tension des cordes et au registre de l'instrument. Avec le ronroco, on peut jouer une mélodie et accompagner en même temps, on peut utiliser la technique du finger-picking, etc. Et à l’époque, personne n’avait de ronroco : pour la plupart des gens, c’était un instrument exotique. Alors, j'ai commencé à composer des morceaux avec... Et depuis, j’ai développé cette relation incroyable, il me suit partout. Dans chacun des films sur lesquels j’ai travaillé, il y a toujours un moment où j'utilise le ronroco. Dans The Last of Us, c’est l’instrument principal avec lequel j’ai composé le thème principal. Le seul film où il n'y en a pas, c'est Le Secret de Brokeback Mountain, qui ne contient qu'une guitare.
Pour autant, vous ne vous empêchez pas d’employer l’orchestre symphonique comme récemment dans Finch (de M. Sapochnikou, 2021) ou Maya, Princesse Guerrière (de J. R. Gutierrez & J. Ranjo, 2021). Comment adaptez-vous alors vos procédés d’écriture ?
Gustavo Santaolalla : J'adore utiliser l’orchestre. A vrai dire, je prends de plus en plus de plaisir à écrire pour orchestre parce que j’aime faire mes arrangements. Je travaille avec un arrangeur qui les traduit en des partitions jouables pour les musiciens, mais qui sont toutes basées sur mes propres arrangements orchestraux. Vous savez… J'ai un appétit insatiable pour la vie. Parfois ça m'a coûté cher, mais je ne l'ai jamais perdu, il est toujours présent. Je ne veux rien rater. C’est pour ça que j'aime parfois explorer différents extrêmes à l'opposé de ma musique, comme l’orchestre.
Comment l’album Ronroco est-il né ?
Gustavo Santaolalla : Quand ma carrière de producteur a pris de l’ampleur, on m'a demandé de réaliser une compilation d'un des plus grands joueurs de charangos au monde, Don Jaime Torres, que je voyais à la télévision quand j'étais gosse. C’est le Ravi Shankar du charango comme je le dis souvent. Un jour, j’ai tenu à lui faire écouter des morceaux que j’avais enregistrés juste pour moi. Je craignais sa réaction, alors je lui ai fait croire que c'était un ami qui jouait. Trois jours plus tard, il m’a appelé en me disant : « Arrête, je sais très bien que c’est toi qui joues. C'est génial, il faut que tu sortes un album ! ». Je pensais qu’il n’aimerait pas mes techniques de jeu mais il m’a répondu : « Non, peu importe. Il n'y a pas de règles. Tu as vraiment saisi l’essence de l'instrument ». J’ai donc sorti Ronroco qui regroupait 13 années de compositions.
Cet album vous a ouvert les portes du cinéma : Michael Mann a tout de suite décelé la portée cinématographique de votre musique en utilisant l’un de vos morceaux, « Iguazu » dans Révélations (1999) mais aussi dans Collatéral (2004). Puis on a pu vous entendre sur Lord of War (de A. Niccol, 2005) et Babel (de A. González Iñárritu, 2006), quelques années plus tard. Quelle résonance y a-t-il entre votre musique et le monde du cinéma ?
Gustavo Santaolalla : On m'a toujours dit que ma musique est très visuelle. Beaucoup de gens me l’ont fait remarquer dès mon plus jeune âge. Y compris pour mes productions, pour les albums que j’ai produits au cours de ma carrière de producteur. Pendant mes années lycée, il y avait cette double réalité : le jour, j’assistais au cours et, la nuit, j’enregistrais des disques et chantais même pour RCA Records à 16 ans. A minuit, il y avait une émission qui diffusait - pas tous les soirs mais de temps en temps - ma musique. Et je me souviens que j'avais un récepteur radio sous mon oreiller pour pouvoir l’écouter. Je devais bien le cacher parce que mes parents savaient que j'allais à l'école le lendemain matin ! Après le lycée, je me suis dit : « je veux me lancer dans le cinéma et je vais tout mettre en place pour y arriver ». J’en avais très envie. Mais la situation politique en Argentine était très étrange à l’époque… Les dirigeants militaires ont fermé l'Institut de Cinématographie et l'Ecole de Cinéma. Poursuivre ces études impliquait que je me déplace dans une autre ville, ce qui prenait deux heures par jour aller-retour. Donc, ça a été reporté. Quoiqu’il en soit, j'ai toujours été très intéressé par le cinéma, les films et le langage visuel. C'était présent en moi depuis toujours. Et je pense qu'il y a quelque chose dans ma musique qui est très fortement lié au monde visuel et qui m’a poussé à la concevoir comme telle.
Mais alors, comment s'est réalisée votre transition vers le cinéma ?
Gustavo Santaolalla : Comme vous le savez, Michael Mann m’a appelé pour me dire qu'il voulait me rencontrer et utiliser ce morceau de « Ronroco » dans Révélations avec Russell Crowe et Al Pacino. Je suis allé le rencontrer et j’ai vu la scène en question qui contient deux minutes de musique sans dialogues. Ça fonctionnait super bien ! En parallèle, un ami commun d'Alejandro González Iñárritu nous a mis en relation et nous a conseillé de travailler ensemble sur son premier film, Amours Chiennes... A l’époque, je vivais un grand changement dans ma vie ; je devenais très impliqué dans plusieurs projets simultanés très différents. J'étais si occupé que je n'ai pas pu lire le scénario... Alors j’ai contacté l’équipe du film au Mexique pour leur annoncer ma décision de ne pas le faire. Mais, au beau milieu de la nuit, je me suis réveillé en me demandant : « Et si le film était génial ? Et si le réalisateur était un génie ? Peut-être n’aurais-je pas dû refuser ce film que je n’ai même pas regardé ? » Alors je les ai rappelés en leur disant que s’ils m'apportaient le film et me le montraient, j'y réfléchirais. Alejandro a débarqué à Los Angeles avec la VHS... Dans les dix premières minutes du film, il y a cette scène de course-poursuite incroyable avec un camion et un chien qui saigne sur la banquette arrière. Quand je l’ai vu, je me souviens avoir regardé mon ingénieur du son, avec qui j’ai travaillé pendant de très nombreuses années, et lui avoir dit : « Nous allons faire ce film ! ». C’est fou de se dire que j'aurais pu rater cette opportunité parce que toute ma carrière en découle… Tout est lié ! Car ensuite, Alejandro m'a mis en contact avec Walter Salles. Il m’a dit : « Walter tourne un film sur Che Guevara avant qu'il ne devienne « El Che ». Tu devrais le rencontrer ». C’est ainsi que j’ai atterri sur Carnets de Voyage. Le film et la musique ont été nommés aux BAFTA. Je ne voulais pas aller à Londres parce que j’étais nommé face à Howard Shore et tous ces autres compositeurs… Mais l’équipe a insisté : « Tu devrais venir, les gens adorent le film ! ». J’ai fini par me décider d’y aller avec ma femme et, en entrant dans la salle, on s’est rendu compte qu’ils jouaient ma musique ! Ce soir-là, Walter a remporté le prix du meilleur film et j’ai gagné mon premier BAFTA. Quand on a présenté Carnets de Voyage au festival de Sundance, Walter a trouvé des distributeurs et, après le dîner, une petite fête a été organisée dans une maison. C’est là qu’on a commencé à me dire que je devrais rencontrer Ang Lee qui préparait « un western très différent ». C'était Le Secret de Brokeback Mountain... Voilà comment ça s’est passé ! Il n’y avait pas d’agents hollywoodiens ni de plan directeur… D'une certaine manière, tout a commencé avec cette histoire de Ronroco… Je dois donc beaucoup à cet instrument et à cette relation qui me lie à lui.
Les récompenses se sont succédées à une vitesse phénoménale : l’Academy Award vous a décerné deux Oscars, le premier pour Le Secret de Brokeback Mountain (de A. Lee, 2006) puis le second pour Babel (de A. González Iñárritu, 2007) ... Quelles ont été les répercussions de cette double consécration ?
Gustavo Santaolalla : C’était incroyable ! En tant qu'artiste, on peut toujours avoir un coup de chance… Mais le deuxième Oscar m'a vraiment marqué. Il m'a beaucoup fait réfléchir sur ce qui a incité les gens à voter pour moi… Je ne sais pas si c'est parce que je travaille sur des films qui ne représentent pas le statu quo hollywoodien ou parce que je n'appartiens pas à un club hollywoodien particulier… Mais en fin de compte, j’ai compris que c’est juste ma musique qui les a touchés. D’un autre côté, ça m'a permis de me relaxer, de ne plus me laisser envahir par les doutes. Parce que la plus grande compétition à laquelle je me suis livré a toujours été contre moi. La première fois où j'ai été nommé pour un Grammy et que j'ai perdu, je me suis dit : « j'ai travaillé si dur pour en arriver là… ». Aujourd’hui, j'ai remporté 17 Latin Grammys, 2 Anglo Grammys, 2 BAFTA, etc… Ce n’est pas une question de chance : j’ai réussi à prouver quelque chose. D'une certaine manière, ça m'a aussi permis de ratifier mon engagement envers ma vision, parce que j'y suis parvenu sans compromis, en réalisant des projets qui me touchent vraiment. Je dis toujours que mon succès est lié à ce que j'ai fait, mais aussi à ce que je refuse de faire. Il y a de nombreux projets que j'ai refusé et je suis tellement content de l’avoir fait. Donc, si j'en suis arrivé là, je n’ai pas l’intention de tout changer maintenant. Et l’argent n’y fera rien.
Ne pensez-vous pas que votre approche de la musique de film, qui abandonne toute forme d’académisme ou de standardisation, est aussi liée à votre succès ?
Gustavo Santaolalla : Je dirais que c'est probablement l'une des raisons principales oui. Une approche différente est, je suppose, liée à l'esthétique ou à la façon dont la musique se présente au spectateur. Mais je pense que le plus important, c'est l'émotion qu'elle suscite, la façon dont elle affecte le public et la façon dont elle se connecte émotionnellement à l'histoire. On m'a souvent dit que ma musique est comme un autre personnage dans le film ou le jeu vidéo. C'est comme une autre personne, ou un autre acteur.
On retrouve toute la singularité de votre style dans The Last of Us (de N. Druckmann, 2013) par cette approche à la fois minimaliste mais surtout très complexe, qui nous plonge dans un road-trip mélancolique. La musique se fait très dépouillée et tente d’apporter cette lueur d’espoir au cœur du chaos. Vous êtes parvenu à créer une musique humanisée dans un monde déshumanisé… Et cette authenticité vous définit aussi bien que votre instrument de cœur…
Gustavo Santaolalla : C'est une très belle description, merci beaucoup ! Je pense qu'une partie du succès, de la reconnaissance ou du lien établi avec le public est liée à plusieurs choses à la fois… L'une d'entre elles est le fait que j’interprète moi-même mes partitions. Quand on a écrit une partition et qu'on la présente à un musicien, il a beau être peut-être plus talentueux que vous, mais il ne va pas l’interpréter de la même manière que vous parce qu'il ne l’a pas composée. C’est un premier point de départ. Ensuite, j'adore tous les aspects annexes liés à la performance en général. Par exemple, lors d'un enregistrement classique, tout guitariste et ingénieur du son cherchera à éviter les bruits parasites, comme le passage de la main sur le manche. Personne ne veut entendre ces bruits indésirables que l’on perçoit chez un guitariste mais, dans mon cas, j'augmente le volume pour les rendre plus perceptibles. Je laisse le bruit de l'amplificateur ou le vibrato activé avec un ampli bruyant. Même sans jouer, on peut entendre ces bruits. Et j'utilise tout ça pour humaniser la musique, créer une connexion immédiate avec l'auditeur, le spectateur. C’est un peu comme du lait non pasteurisé, vous voyez ?
On dirait que vos morceaux ont été composés de manière instinctive, presque improvisée, pour renforcer cette sensation organique ; de la même manière que Joël et Ellie retrouvent leurs instincts primitifs pour survivre dans cet environnement hostile. La musique agit en permanence pour l’immersion du gamer, quelques soient les circonstances. C’était le but recherché ?
Gustavo Santaolalla : Exactement ! Et c'est aussi ce qui m’a poussé à me servir des erreurs de performances [musicales]. Je m’explique. Comme je n'ai pas appris à écrire de la musique, j’improvise jusqu'à trouver quelque chose qui me plaît. Puis, je le répète pour l'apprendre avec la séquence. Et c’est en le répétant que je mets les doigts là où il ne fallait pas. Parfois, je me trompe tout simplement, mais parfois je fais une vraie découverte. Certaines erreurs ne sont que des erreurs. Mais d’autres erreurs sont en fait de grandes idées cachées ; des idées dont on ignorait l'existence. Si tout avait été écrit à l’avance sur partition, ça ne serait jamais arrivé. C'est un processus très intéressant. Et bien sûr, il y a une part d'improvisation pour tomber sur ces erreurs. Mais ensuite, on affine le sujet et on décide si l’on garde ces nouveaux éléments. D’un autre côté, je pratique beaucoup d’expérimentations en permanence. Par exemple, la version originale de la mélodie « All Gone », que l’on entend lorsque Sarah, la fille de Joël, meurt, n’est pas jouée avec un violoncelle mais avec un archet de violon qui rebondit sur les cordes d’une guitare électrique. Dans le jeu, cette mélodie est jouée par plusieurs autres instruments mais la composition originale est plus brute. C'est comme ça que ce morceau est né. J’ai aussi été amené à taper sur un gros tambour avec une balle métallique.
La paternité est au cœur de l'histoire de The Last of Us que le jeu explore à travers la relation entre Joël et Ellie. Comment avez-vous trouvé la corde sensible ? Est-ce que vous vous êtes appuyé sur votre propre expérience parentale ?
Gustavo Santaolalla : Oui, bien sûr, c’est important. Surtout que ce projet est arrivé à une époque où j'avais déjà des enfants. Ce qui est formidable avec The Last of Us, c'est qu'il ne s'agit pas d’un film de zombies, ni un film sur des personnes infectées ou cet homme survivaliste. Tous ces éléments sont anecdotiques, c'est juste le contexte dans lequel l'histoire se déroule. La véritable histoire, c'est cette relation père-fille, mais aussi les contradictions que nous avons tous, nous les humains. Dans le deuxième jeu, on peut facilement se mettre à la place d’Abby, la fille du médecin qui a été tué par Joël. Ce médecin cherchait un remède au cordyceps. Mais en même temps, on est tellement heureux qu'Ellie n’ai pas été sacrifiée.... Sauf que d'autres personnes sont mortes à cause de ça. C'est ce qui fait le génie de Neal, le créateur, et la richesse du jeu ! Vous savez, j'ai toujours eu le sentiment d'écrire la musique d'une grande histoire. Je n'ai jamais pensé écrire la musique d'un jeu vidéo, ça ne m'a jamais traversé l'esprit. C'est une histoire formidable, elle pourrait fonctionner dans n’importe quel domaine, dans n’importe quel environnement. On aurait pu en faire un film, un dessin animé ou même une pièce de théâtre pour marionnettes !
Tout au long de votre carrière, vous êtes resté très éloigné des franchises ou des sagas populaires et avez surtout composé pour des projets plus indé. The Last of Us Partie II est d’ailleurs la seule suite sur laquelle vous avez travaillé. Quelle a été votre approche ? La popularité du premier score vous a-t-elle été un levier de pression ? Craignez-vous de ne pas réussir à apporter de nouveautés ?
Gustavo Santaolalla : Beaucoup de choses qui se sont produites dans ma carrière sont dues au fait que je travaille de manière instinctive et pas tellement rationnelle. Aujourd'hui, je peux parler des nombreuses caractéristiques de mon écriture et de mes compositions, mais il m'a fallu des années pour les exprimer avec des mots… Par exemple, la première fois où j'ai entendu le mot « negative space », en référence aux silences intentionnels, c'était par le biais du producteur du Secret de Brokeback Mountain. Quand je lui ai envoyé ma musique, il pensait que je me moquais de lui à cause des silences entre les notes que j'avais laissés. Mais il a fini par comprendre leur importance… Maintenant, je peux facilement vous parler de la façon dont j'utilise ces silences de la même manière que je vous parle des erreurs de jeu. Après le premier The Last of Us, j’ai remarqué que deux instruments faisaient le lien entre le côté féminin du jeu, représenté par Ellie notamment, et le côté masculin, représenté par Joël. Le côté féminin était associé au ronroco, et le côté masculin par la basse à six cordes, avec ses sons graves et profonds. Pourtant, je n’ai pas pensé comme ça au moment de composer… Tout m’est paru beaucoup plus clair depuis que j’ai pu le déchiffrer. J’arrive maintenant à déterminer à quels aspects du jeu ma musique fait référence. Mais attention, ça ne signifie pas forcément qu'il y a un son grave à chaque fois que Joël apparaît. C'est plus conceptuel que ça… Cette basse à six cordes, que Fender a fabriqué dans les années 60, n'est pas comme toutes ces basses modernes qui ont beaucoup d'autres cordes. C'est un instrument particulier avec une octave plus grave. Pour ajouter une nouvelle couleur au deuxième jeu, j’ai remplacé cette basse par une guitare classique équipée des mêmes caractéristiques. J’ai contacté des amis en Argentine qui sont les seuls fabricants au monde à concevoir ces guitares avec une octave plus grave que celles d'une guitare classique. Et, en raison de l’apparition de nouveaux personnages, il a fallu créer de nouveaux sons. C'est ainsi que j'ai introduit le banjo dans le score. Mais évidemment, je ne joue pas comme un joueur de banjo, car je ne suis pas un joueur de banjo. Je l’utilise simplement comme un outil pour créer de la musique tout en continuant à utiliser les guitares, l'électrique, l'acoustique et le ronroco. L'introduction de ces nouveaux timbres dans le thème principal était importante : cela crée une sorte de continuation de la mélodie, une annexe ou une coda.
Comment avez-vous transposé votre partition pour son adaptation live en série avec Pedro Pascal et Bella Ramsey ? Y avait-il des pièges à éviter ?
Gustavo Santaolalla : Je pense que l'une des meilleures décisions qui a été prise fut de conserver les thèmes et le tissu sonore de la musique originale. Dans d'autres cas de séries similaires, un nouveau score aurait été composé... Mais comme l’ont dit Neil Druckmann et Craig Mazin : ma musique fait partie de l'ADN de The Last of Us. Donc, ça aurait été vraiment bizarre d'entendre quelque chose de complètement différent… Adapter le jeu en série demandait aussi d’aller plus loin. Il y a évidemment une partie créative mais ça ressemble plus à du « bricolage » qu’à de la création en elle-même, car on avait déjà tous les ingrédients créatifs. Même si on a dû écrire de nouvelles choses, il y avait déjà une source importante de matière première provenant de l'histoire originale.
Si l’on remonte un peu le temps, votre implication sur The Last of Us avait suscité l’étonnement de certains. Vous voir opérer sur des univers et des genres très variés, c'est pourtant ce qui vous rend si surprenant !
Gustavo Santaolalla : Et bien… Je ne sais pas pourquoi le gens pensent ainsi… C'est une façon de penser très stéréotypée... Il y a beaucoup de choses dans le monde de la musique que j'aime explorer. Tenez : en ce moment, j'écris un ballet. Et depuis plusieurs années, je travaille sur une comédie musicale basée sur Le Labyrinthe de Pan de Guillermo del Toro. J'ai même déjà composé pour des comédies comme Jane the Virgin, ou Les Nouveaux Sauvages qui a été nommé aux Oscars pour le meilleur film étranger, grâce à cet humour très noir. Et il y a encore beaucoup de genres que je n’ai pas explorés : j'adorerai faire un thriller par exemple. Tout m’intéresse et j’aime y apporter ma vision. Je ne prétends pas être le meilleur dans mon domaine ni le pire, je prétends juste être moi-même. Et j'assume cela. Je n'ai jamais pensé que je n’étais pas capable de faire The Last of Us. Je suis toujours partant pour proposer des choses créatives, quel que soit le support et le type d'histoire. Si le sujet est bon, j'aimerais y participer. Mais, si le sujet ne m’évoque rien, je n'ai aucune raison d'y prendre part.
Votre nouvelle tournée démarre dans quelques jours, au Bataclan à Paris, le 19 Octobre. Comment vous sentez-vous ? A quoi le public doit-il s’attendre ?
Gustavo Santaolalla : Je suis tellement heureux ! Partir en tournée impliquait d’abord de terminer beaucoup de choses parce que je suis engagé sur plusieurs projets... Hier, j'ai dû présenter mes compositions pour un projet d’animation avec des contes narrés par Tilda Swinton. Et je reviens tout juste du Mexique où j'ai donné un petit concert avec quelques musiciens pour célébrer le 25ème anniversaire d’Amours Chiennes. Maintenant, je suis prêt à aller répéter et jouer sur scène. Mes concerts ont toujours été marqués par ce répertoire éclectique, parfois très énergique, parfois très calme, acoustique, électrique, classique ou folk. Mais Ronroco n’a jamais été joué en live entièrement. Après toutes ces années depuis la sortie de l’album, j’avais vraiment envie de marquer le coup avec une vraie célébration. Nous avons commencé par sortir l’album en disque en vinyle, créer une version numérique de l'instrument avec Spitfire et avons même inventé un instrument hybride avec Fender, le « Guitarocko », un prototype mélangeant guitare électrique et ronroco. En décembre, on sortira aussi un parfum que j'ai créé en collaboration avec Julian Bedell à partir du bois utilisé pour fabriquer le ronroco. Et puis, j'ai organisé une tournée avec plusieurs concerts l’année dernière. Je ne savais pas comment le public allait réagir mais tout s’est très bien passé. Donc, je suis très excité, très heureux d'amener cette musique et ce projet en Europe et en France, où j'avais joué la dernière fois au même endroit, au Bataclan. C'était incroyable, je ne l'oublierai jamais. J'espère donc qu'il y aura une autre soirée comme celle-là !
David-Emmanuel – Le BOvore
*Entretien réalisé par Zoom le 11 Octobre 2025
Remerciements : Gustavo Santaolalla pour cet échange si chaleureux et passionnant, Eileen pour son professionnalisme et sa gentillesse.
Photos de l’article reproduite avec l’aimable autorisation d’Alejandra Palacios et de Gustavo Santaolalla